mardi 15 octobre 2019

Beethoven et sa musique de scène pour l’Egmont de Goethe : un hymne à la liberté


L’ouverture Egmont opus 84 de Beethoven est souvent à l’affiche des concerts. Cette partition est en réalité l’introduction d’une musique de scène que le maître de Bonn compose au cours de l’automne 1809 et du début de 1810, suite à une commande, et qui fait intervenir, avec l’orchestre, un récitant et une soprano. La première a lieu à Vienne le 15 juin 1810 au Burgtheater, lors de la quatrième représentation d’une production de la tragédie de Goethe. Il faut savoir que lorsque le poète se lance dans l’écriture de ce chef-d’œuvre, il le conçoit pour être accompagné de musique, ainsi que l’expliquent Jean et Brigitte Massin dans leur biographie consacrée à Beethoven (Fayard, 1967). Goethe indique même avec précision les passages où il souhaite cet apport. Son Egmont est publié en 1788 dans la première édition de ses œuvres complètes. Quand Beethoven l’a-t-il lu ? Une incertitude existe à ce sujet, mais les commentateurs penchent d’habitude pour 1807, lorsqu’une deuxième édition des œuvres complètes paraît. La date de 1809 est aussi retenue. A ce moment-là, Beethoven demande à son éditeur de Leipzig, Breitkopf et Härtel, de lui faire expédier les volumes. Cela correspond à l’époque de la commande, qui émane du directeur des théâtres de la Cour.
La partition complète de Beethoven, d’une durée qui varie entre 45 et 50 minutes selon les chefs d’orchestre, se compose, outre l’ouverture fréquemment jouée, de deux lieder, de quatre entractes, de deux mélodrames et d’une symphonie de victoire finale, évocation de l’exécution d’Egmont annoncée par des tambours. On retrouve à l’apogée des éléments constitutifs de l’ouverture pour aboutir à l’intention déclarée : un hymne solennel à la liberté. La narration occupe une place importante, les courtes parties chantées par la soprano sont insérées entre ces interventions déclamées et la musique confiée au seul orchestre. L’intégralité de cette musique de scène est rarement jouée chez nous.
Sur le plan discographique, il en existe quelques versions, dont celle de Karajan en 1969 avec le Philharmonique de Berlin, Erich Schellow comme récitant et Gundula Janowitz. Hermann Scherchen, Georges Szell, Maurice Abravanel ont enregistré Egmont à la même époque. Vu la nature de la partition, elle n’a connu que peu de gravures. On retiendra encore celle de Kurt Masur et un concert public de Claudio Abbado. Karajan domine, de loin, par la grandeur mythique qu’il confère à l’ensemble. Son récitant est un peu terne, mais Gundula Janowitz est sublime. C’est la version à acquérir parmi les anciens.
Vers le CD

En guise de prélude à la déferlante Beethoven qui nous attend pour les 250 ans du compositeur l’an prochain, le label Ondine (ODE 1331-2) propose une version récente, sur instruments d’époque. Il s’agit d’un concert public, enregistré à Helsinki entre le dernier jour de 2018 et le 2 janvier 2019. Le livret contient le texte complet, mais en deux langues seulement, anglais et allemand, ce qui ne simplifie pas l’audition pour le mélomane francophone. Deux options, dès lors, si l’on ne pratique pas l’original : suivre la traduction anglaise, le cas échéant, ou se laisser mener par la main par le récitant, Robert Hunger-Bühler, convaincant, engagé, capable de grandes envolées héroïques, l’admirable texte poétique de Goethe se savourant comme en rêve. La soprano, Elisabeth Breuer, dont le livret ne dit pas un mot (ni d’ailleurs du récitant), a longtemps travaillé à Linz et s’est spécialisée dans les classiques viennois et les opérettes ; elle est familière de maints festivals. Sa contribution à Egmont est limitée en termes de durée, elle apparaît, dans les airs courts qui lui sont réservés en qualité de compagne du supplicié, comme l’incarnation de la liberté. La voix est légère, le timbre est transparent et lorsque le chant passionné de son deuxième lied rappelle les grands moments de Fidelio, on ne peut s’empêcher de rêver à ce qu’en faisait Gundula Janowitz.
Aapo Häkkinen est à la tête de l’Ochestre baroque de Helsinki, dont il est le directeur artistique.  Le livret est tout aussi silencieux à son sujet. Ce claveciniste finlandais, âgé de 43 ans, a été l’élève de Bob Van Asperen et Pierre Hantaï et a obtenu le deuxième prix au Concours de Bruges en 1998. Il joue aussi de l’orgue et du clavicorde et s’est affirmé, à la tête de plusieurs formations, dans des opéras de Haendel, Haydn ou Monteverdi. Il apporte à Egmont une verdeur bienvenue grâce aux instruments d’époque, il souligne les accents éloquents et sert une vision qui ne cesse de monter en puissance, après une ouverture prise trop lentement. Elle aurait gagné à affirmer le drame d’emblée dans un geste plus héroïque.
Ne faisons pas la fine bouche : la partition est trop peu souvent présente pour négliger cette nouvelle approche. Mais Karajan conserve sa première place, indiscutable. Le mélomane qui souhaiterait un approfondissement sur les circonstances et les détails de cette composition de Beethoven consultera avec bonheur les pages 505 à 517 du remarquable Guide de la musique de Beethoven d’Elisabeth Brisson, paru chez Fayard, en 2005. C’est une mine d’or !


Jean Lacroix