Entré en résidence à la Chapelle Musicale Reine Elisabeth
en 2015, le Trio Busch est composé de Mathieu Van Bellen au violon (il joue sur
le Guadagnini turinois de 1783 « Ex-Adolph Busch », légendaire
virtuose dont le trio porte le nom), de Ori Epstein au violoncelle (sur un
Ceruti de Crémone de 1815) et d’Omri Epstein au piano. Dès la fin de cette
année-là, le trio s’est lancé dans une intégrale de la musique de chambre avec
piano de Dvorák en quatre volets successifs. Ces concerts publics (les autres
datent de décembre 2016, mars 2017, décembre 2017 et août 2018) ont paru en CD
séparés, avant d’être aujourd’hui rassemblés dans un délectable coffret de
quatre CD (Alpha 467). Les complices, lorsque cela a été nécessaire, sont
l’alto Miguel Da Silva et la violoniste Maria Milstein. Tous ces artistes font
preuve d’une belle complicité et d’un lyrisme approprié à cet ensemble de pages
qui se déploient dans un langage musical plein de charme et de beauté, dont on
admire la spontanéité, la finesse, la densité et la créativité mélodique.
Vers le CD |
Pour notre recension, nous ne suivrons pas l’ordre du
coffret, écho des concerts publics à la Chapelle Musicale, à savoir le CD n° 1 pour les Trios n° 3 op. 65 et n° 4
op. 90 « Dumky », le CD n° 2 pour les Quatuors avec piano op. 23 et
op. 87, le CD n° 3 pour les Quintettes avec piano op. 5 et 81 - auxquels ont
été ajoutées les Bagatelles op. 47 -
et le CD n° 4 pour les Trios n° 1 op. 21 et n° 2 op. 26. Cette mise en place du
coffret Alpha donne la possibilité de voyager à son gré dans un corpus où rien
n’est négligeable. Mais nous pensons que le suivi chronologique du processus de
création que nous allons adopter permet de mieux appréhender l’évolution
stylistique du compositeur. Il faut savoir que le catalogue de celui-ci est
assez désordonné, certaines œuvres ne portent pas de numéro d’opus, par
négligence de l’éditeur ou de Dvorák lui-même, ce qui engendre une certaine
confusion. Il existe, pour s’y retrouver, un travail minutieux établi par
Jarmil Burghauser, qui met en parallèle les numéros dudit catalogue avec les
opus. Dans le domaine des symphonies, par exemple, qui sont au nombre de neuf,
l’imbroglio a subsisté longtemps, la numérotation ne débutant qu’à partir de la
cinquième, comme si les quatre premières n’avaient pas existé. Notre ordre
chronologique s’inspire des travaux du spécialiste Guy Erismann, auteur d’une
belle biographie chez Fayard en 2004, après une autre, plus réduite, aux
éditions du Seuil, en 1966
La série s’ouvre avec le Quintette en la majeur op. 5 de 1872. Dvorák a 32 ans, il compte
déjà à son actif plusieurs quatuors et un quintette à cordes, mais aussi une
symphonie, des partitions orchestrales ou pour piano, une messe, un concerto
pour violoncelle, deux opéras et les mélodies « Les Cyprès ». Œuvre peu connue en trois mouvements,
sauvegardée par une copie, le compositeur l’ayant déchirée ou brûlée, ce
quintette à clavier témoigne d’une ferme clarté d’écriture, avec des influences
lisztiennes et schubertiennes. On relèvera la beauté de l’ardent Andante sostenuto central. Soucieux
d’unité, Dvorák réduira plus tard un grand nombre de mesures pour une version
définitive. Au printemps de 1875, il donne une version originale du Trio n° 1 en si bémol majeur op. 21 qui
sera, lui aussi, révisé pour l’édition de 1880, et bientôt suivi, en janvier
1876, du Trio n° 2 en sol mineur op. 26.
Ces deux partitions en quatre mouvements, qui ont été précédées par le Quatuor à clavier en ré majeur op. 23 en
trois mouvements, écrit en une quinzaine de jours peu après le Trio n° 1, sont les prémices
annonciateurs d’une grande maturité musicale, en particulier le Trio n° 2, composé après l’immense chagrin
occasionné par la disparition de sa fille Josefa, qui ne vécut que deux jours
en septembre 1875. Comme le souligne Erismann, la méditation domine et elle se
retrouvera dans le sublime Stabat mater op.
58, entamé juste après. On est séduit dans ces trois œuvres par la pureté du
style et la noblesse qui s’en dégagent, mais aussi par la complémentarité
instrumentale inscrite au cœur de pages sensibles, dans un romantisme slave
nourri de Mozart, Mendelssohn ou Schumann. Les matériaux mélodiques sont riches
et originaux, leur essence populaire est délicatement dessinée, et la pudeur
avec laquelle le compositeur épanche sa douleur dans le Trio n° 2 révèle les contours d’une âme élevée.
La grande période créatrice est proche. Elle passe par les
Bagatelles op. 47 de 1878, avec
l’apport d’un harmonium, instrument en faveur à Prague à cette époque. Elles
sont contemporaines de la première série des Danses slaves, qui vont apporter au compositeur un succès dépassant
les frontières. Ces cinq pièces courtes aux accents familiers de terroir sont
destinées aux instruments de notre coffret, où le piano remplace l’harmonium,
ce qui est souvent le cas pour des questions de facilité. On apprécie la
délicatesse globale et l’on imagine l’effet touchant que ces pièces devaient
produire dans un cercle d’intimes. Le Trio
n° 3 en fa mineur op. 65 a été écrit entre le début de février 1883 et la
fin du mois de mai. Une fois de plus, un décès le précède, celui de la mère de
Dvorák. Ici, les mélodies sont particulièrement fécondes, avec quatre
mouvements grandioses de vastes dimensions (plus de quarante minutes),
traversés d’émotions intenses bercées de chants lyriques rêveurs, qui trouvent
leur apogée dans un Adagio molto e mesto
empreint de chaleur et de paix. Le dialogue entre les instruments est prenant.
Quant à l’Allegro vivace final,
impétueux, il évoque la Furiant, une danse populaire tchèque au cours de
laquelle le trio alterne les passages lents et rapides qui culminent dans une
coda magistrale. Des commentateurs l’ont comparée, en faisant allusion à la
perte de la mère tant aimée, à la victoire de la vie sur la mort.
Neuf ans après l’essai du premier quintette qui l’avait
quelque peu déçu, Dvorák se met à
l’écriture de son Quintette n° 2 en la
majeur op. 81. En cette fin d’été 1887, il est porté par une verve lyrique,
gorgée de dynamisme ensoleillé : il compose ces quatre mouvements en à
peine quinze jours. Selon Guy Erismann, ce quintette est à considérer comme un
auto-portrait de Dvorák et est « une succession d’impressions et d’humeurs
fugitives ». L’écoute en est en tout cas jouissive. Après un Allegro où cheminent intensité et
méditation, on trouve un Andante dans
lequel une « Dumka » (chanson mélancolique ukrainienne) alterne,
comme dans le Trio n° 3, les passages
lents et rapides. Le Scherzo combine
la valse au « furiant » de façon irrésistible avant un final syncopé,
actif, éloquent, avec des rythmes dansants conclus par une coda entraînante.
Ecrit entre le 10 juillet et le 19 août 1889, le Quatuor n° 2 en mi bémol majeur op. 87, est une nouvelle preuve de
la créativité jaillissante de Dvorák. Le clavier est souvent le meneur de jeu,
il le fait avec discrétion dans ces quatre pages au romantisme grisant, au
cours desquelles un Lento, cœur
spirituel de l’ensemble, agit, de façon agitée et passionnée puis sereine,
comme un tremplin pour un Allegro
séduisant avant un final dans lequel les mélodies utilisent l’énergie du piano
en concordance avec le brio du trio à cordes. Une coda éblouissante, aux
accents triomphants, transporte l’auditeur et le fait baigner dans un contexte
de jubilation.
Reste le Trio n° 4
op. 90 « Dumky », dont la composition va de novembre 1890 à la
moitié de février 1891. Dvorák a atteint la cinquantaine, il est un compositeur
reconnu et apprécié. L’aventure américaine n’est plus bien loin. Ce Trio, l’une
de ses partitions les plus célèbres, reprend la complainte ukrainienne
« dumka » déjà citée - elle existe aussi chez les Polonais et les
Tchèques -, qui évoque une lamentation dans laquelle l’émotion s’épanche. En
découlent six mouvements contrastés, dans une atmosphère élégiaque à la forte
densité, certaines parties s’enchaînant l’une après l’autre entre mélancolie,
lenteur et rapidité. C’est l’utilisation de six « dumkys » qui
partage l’œuvre en autant de parties, mais l’enchaînement décrit pousse les
commentateurs à considérer que la structure est en quatre mouvements. Ce qui
compte pour l’auditeur, c’est l’extraordinaire variété de l’inspiration et la
beauté intrinsèque des thèmes développés qui en font un chef-d’œuvre absolu.
Le coffret du Trio Busch et de ses partenaires marque une
date dans l’interprétation de ces magnifiques partitions. Nous ne soulignerons
pas leur valeur respective. Nous leur appliquerons plutôt de manière globale
les termes de sensibilité, de plénitude dans la caractérisation des couleurs
sonores, d’intonation claire, de complémentarité dans l’intensité comme dans la
chaleur du recueillement, de pudeur comme de joie volubile, de goût esthétique
toujours en situation. Une grande réussite d’équipe, où chacun écoute l’autre
au profit d’un ensemble soudé. On conservera bien sûr le souvenir de références
anciennes, comme le magistral Trio Borodine entre 1983 et 1992 en ce qui
concerne les quatre Trios, ou le Trio Wanderer en 2016 pour les Trios 3 et 4,
ainsi que de quelques gravures dans lesquelles Josef Suk, Rudolf Firkusny,
Sviatoslav Richter ou Arthur Rubinstein (avec le Quatuor Guarneri) se sont
illustrés. Le Trio Busch et ses comparses viennent s’inscrire en lettres d’or parmi
les serviteurs inspirés de ce compositeur de génie qu’était Dvorák. On notera
que le magazine musical français Classica
a récompensé d’un « CHOC » le disque séparé des Trios n° 1 et n° 2,
paru en décembre 2015.
Jean
Lacroix