Dans l’œuvre romanesque d’Amélie Nothomb
figure une pièce de théâtre, « Les combustibles », parue chez Albin
Michel en 1994. On sait la force de concision de la romancière belge, sa
puissance d’évocation en quelques lignes, d’abîmes où elle plonge son lecteur.
On sait son art de l’ellipse et de la formule-choc. Tous ces ingrédients font
de ses livres courts des aphorismes romanesques qui laissent le lecteur
abasourdi après avoir été hypnotisé par les récits avec lesquels Amélie nous
donne rendez-vous à chaque rentrée littéraire.
A la sortie de son dernier roman
« Soif », nous avions évoqué les enjeux de PEN International,
l’association de défense du droit à la liberté d’expression, en particulier
celle des romanciers menacés, emprisonnés, assassinés dans tant de pays aux régimes totalitaires. Sans
hésiter, elle accepta de devenir membre honoraire du centre belge francophone
de PEN, ajoutant ainsi son nom à ceux de JMG Le Clézio, Oliver Stone, Jacques
Franck, Svetlana Aléxéievitch, Amin Maalouf, Didier Decoin, Jacques Loustal,
Jean Dufaux et bien d’autres…
Comme en écho de cette affiliation,
l’actualité du théâtre en Belgique propose au public la très réussie mise en
scène de la pièce qui, à l’instar de romans comme Farenheit 151 , symbolise la place du livre et de la littérature
comme élément fondateur de sociétés fondées sur les valeurs démocratiques de
respect de la personne, de tolérance, de solidarité.
La comédie Claude Volter accueille cette
production du Théâtre de la Valette,
dans une mise en scène de Michel Wright qui y tient un des trois rôles
de la distribution qui compte aussi Manoëlle Meeûs et Fabian Dorsimont. La
régie de ce huis-clos est signée Bruno Smit.
On connaît l’argument de la pièce : au cours d’une guerre, dans une ville
assiégée, un professeur d’université accueille chez lui son assistant et la
compagne de ce dernier. Un froid insupportable règne en ce deuxième hiver
d’affrontements avec les « barbares ». Tout ce qui pouvait brûler
dans la maison l’a été, sauf les livres. Il s’agit ainsi, maintenant, de
choisir : brûler la bibliothèque et survivre quelques jours de plus, ou
mourir sans avoir cédé à la tentation de la barbarie et de l’autodafé. On songe
bien sûr à Sartre (Huis-Clos) , à Camus
(La Peste), à Bradbury (Farenheit 451) en assistant à l’affrontement entre ces
trois êtres au bord du gouffre, aux jeux de pouvoirs et aux rapports de force
qui alternent et évoluent entre les trois éperdus, les rancoeurs anciennes, les
vérités nouvelles, les forces bestiales, les peurs et la violence
tourbillonnent entre les bombardements.
On songe à toutes ces villes bombardées dont
nous savons les images, Sarajevo étant sans doute la plus proche de celle
qu’évoque ici Amélie Nothomb. On songe à ces combats menés, parfois au péril de
leur vie, par des écrivains, des intellectuels, des artistes qui refusent de
plier sous les menaces et dont les noms figurent au tableau d’honneur de PEN
International, Reporters sans frontières, Ligue des droits humains et autres
associations de défense de la dignité humaine.
Peut-être sont-ce là quelques raisons d’aller
voir la pièce qui se joue du 2 au 13 octobre dans le théâtre que dirige Michel
de Warzée. Il y aussi d’autres motifs à y consacrer une soirée. Ils sont, au
delà du texte, de l’ordre du théâtre, du
jeu d’acteurs, de la mise en scène, du décor . Les trois comédiens jouent avec
la justesse qu’inspirent à la fois la force du propos et le décor oppressant
d’un appartement vide à l’exception d’une bibliothèque qui se vide au fil des
jours et des livres jetés au feu. Wright donne corps à toute la complexité du
professeur d’université déchiré entre le faux cynisme qu’il a pratiqué pendant
toute sa carrière, et l’imposture intellectuelle qui l’a éloigné des livres
simples raconteurs d’histoires humaines ; Manoëlle Meeus, l’étudiante, n’a pas encore appris à dissimuler, ne crie
pas avec les loups, mais dit la réalité telle qu’elle la vit, « L’enfer
c’est le froid » s’exclame-t-elle citant le seul écrivain réel dans cet
autodafé d’écrivains imaginaires ; Enfin, troisième protagoniste du
huis-clos, Fabian Dorsimont trouve la pose juste pour camper un assistant
arriviste et ambitieux, confronté à ce qu’il a voulu devenir – le vieux
professeur d’université – et à ce qu’il a été, - la jeune femme - , qu’il a
séduite par arrivisme davantage que par amour. Il est la révolte en marche,
mais sans objet hors de ses propres contradictions. Que reste-t-il des ambitions, des mensonges,
des tromperies, des lâchetés et des compromis au moment où seule la vérité de
ce que nous sommes nous éclate au visage, comme une balle de sniper ?
A voir au théâtre, en ces temps incertains où
la littérature s’estompe derrière trop d’écrans virtuels.
Jean Jauniaux