Il n’y a pas si longtemps, nous
avons salué comme elle le méritait la figure d’Anatole Fistoulari (1907-1995)
dans un programme intitulé A Night at the
Ballet. D’origine ukrainienne, ce chef d’orchestre a accompli une grande
partie de sa carrière en Grande-Bretagne, qui l’a accueilli en qualité de
directeur musical du Philharmonique de Londres dès 1943. Gayaneh, dont la
célébrissime Danse du sabre, nous
entraînent dans une orgie sonore, ce sont les deux concertos de cet autre CD
Guild (GHCD 2427) qui sont prioritaires, car ils nous rendent l’art de deux
solistes exceptionnels. Khatchaturian, compositeur soviétique d’origine
arménienne (1903-1978), a eu entre autres professeurs Miaskowski et Glière,
dont l’influence sur son orchestration fastueuse est manifeste. Son Concerto pour violon date de 1940, il a
été créé à Moscou par David Oïstrakh auquel il est dédié, et a connu un succès
considérable en raison de ses rythmes endiablés et de son dynamisme
irrésistible. Le second mouvement Andante
sostenuto, très inspiré, se déploie dans un contexte de mélancolie
poignante, sur fond de lyrisme douloureux. Oïstrakh en a laissé une version
inoubliable avec le compositeur à la direction. Chez Guild, c’est Ruggiero
Ricci qui est à la fête. Ce violoniste américain d’origine italienne
(1918-2012) jouait déjà avec orchestre à New York à l’âge de onze ans ;
Fritz Kreisler fut émerveillé par son jeu. Ricci fit une grande carrière internationale,
dans tous les concertos importants du répertoire. Il s’était spécialisé dans
les œuvres de Paganini, les difficultés diaboliques des partitions semblaient
n’avoir pour lui aucun secret. La longévité de sa carrière est à souligner, il
se produisait encore avec beaucoup d’aisance et une technique préservée à l’âge
de 75 ans. Son interprétation du Concerto
pour violon de Khatchaturian ici gravée est une reprise d’un disque Decca
et date des 2 et 3 juin 1956. Dans une prise de son très présente, c’est un modèle de contrastes affirmés,
de flamboyance de l’archet, d’exotisme brillant et de couleurs chatoyantes. L’Andante est un grand moment d’émotion et
de lyrisme. Des esprits chagrins font parfois la moue en taxant le compositeur
d’un langage académique convenu, mais l’intensité de l’inspiration mélodique
est réelle. Quant à Ruggiero Ricci, il se place au plus haut, aux côtés de
David Oïstrakh, Léonid Kogan, Henryk Szeryng ou Lydia Mordkovitch.
Vers le CD |
Nous ne sommes pas au bout de
notre plaisir, car ce CD nous rend aussi la version du Concerto pour piano du même Khatchaturian, enregistrée, toujours
pour Decca, les 30 octobre et 1er novembre 1952, par Moura Lympany
(1916-2005), fabuleuse pianiste qui fut classée en 1938 deuxième Prix du
Concours Eugène Ysaÿe (qui a précédé le Concours Reine Elisabeth) derrière Emil
Guilels. Cette Anglaise se produisait déjà en concert à l’âge de douze ans.
Elle fit, comme Ruggiero Ricci, une grande carrière internationale. Elle
comptait à son répertoire plusieurs dizaines de concertos et se fit en plus un
devoir de servir les partitions de ses compatriotes parmi lesquels Britten et
Delius. Elle a laissé des enregistrements de référence, dont une fabuleuse
intégrale des trois concertos de Rachmaninov, qui nous sidèrent encore aujourd’hui
par leur engagement, leur technique irréprochable et leur magnétisme. Elle fut
la propagatrice en Europe du Concerto
pour piano de Khatchaturian, composé en 1936 et créé par Lev Oborin à
Moscou l’année suivante. Cette œuvre « développe
toute une série de thèmes musicaux d’une grande beauté, particulièrement
expressifs et variés de par leur caractère, dont les racines plongent
profondément dans les diverses couches de la musique populaire d’Orient. Mâles,
ou lyriques et féminins, méditatifs ou ironiques, rappelant une chanson ou une
danse, tendres et charmeurs, ou bien fougueux à l’extrême, ces thèmes
miroitent, font jouer leurs couleurs insufflant à la musique une extraordinaire
vitalité, lui conférant son caractère national et les traits inimitables du
style de l’auteur. » (Extrait des Souvenirs
de Khatchaturian, avec des textes choisis par Olga Sakharova, Moscou, Editions
Radouga, 1983, p. 39-40). Dimitri Chostakovitch estimait que dans ce concerto,
la richesse de la virtuosité se confondait avec la profondeur du contenu. Dans
la manière de procéder, plus audacieuse que dans le Concerto pour violon, Khatchaturian développe les influences de
Liszt, Tchaïkowski, Rachmaninov et Prokofiev en les assimilant à la spécificité
de ses élans sonores. L’auditeur est séduit par un univers dans lequel des
avalanches de traits, redoutables pour l’interprète, font contraste avec un
côté élégiaque. Le créateur Lev Oborin en a laissé une version avec Mrawinski,
mais il existe aussi une gravure stupéfiante en termes de maîtrise que l’on
doit à William Kapell (avec le Symphonique de Boston dirigé par Koussevitzki),
décédé en 1953 dans un accident d’avion, à l’âge de 31 ans. Moura Lympany
s’inscrit dans la même ligne que Kapell, elle se joue des difficultés de la
partition avec une aisance souveraine, sans négliger toute la saveur de la
légèreté lyrique ni des timbres tourbillonnants. Le repiquage de ces disques
Decca (Everest pour les extraits de Gayaneh)
est excellent. A cette époque, les prises de son étaient souvent exemplaires ;
aujourd’hui, elles rendent encore justice aux interprètes. Ce programme, qui
met en valeur deux orchestres londoniens, le Philharmonic pour les concertos,
et le Symphony pour les compléments, est mené avec vaillance par un Anatole
Fistoulari des grands jours, c’est-à-dire plein de fougue et de précision.
Le label anglais Nimbus n’est pas
en reste dans le domaine de la mise en valeur du patrimoine de l’histoire de
l’enregistrement. Il n’hésite pas à mettre en évidence des solistes dont on ne
trouve parfois aucune trace dans Le
Nouveau Dictionnaire des Interprètes, un ouvrage collectif réalisé sous la
direction d’Alain Pâris, « bible » francophone parue dans la
collection Bouquins, chez Laffont, en 2015 (une version complétée de l’édition
de 2004), qui, malgré ses plus de 1360 pages, contient d’inévitables lacunes.Concerto
pour piano de Dvorák. Il enseigna à partir de 1911, - il fut notamment le
professeur d’Alan Rawsthorne - tout en se produisant en récital. Tenté par la
composition, il écrivit des œuvres symphoniques, des pièces pour piano, de la
musique de chambre et des partitions vocales, s’autorisant même à introduire de
l’Esperanto dans des mélodies. Avec sa première épouse, Evelyn Hope Squire,
elle aussi pianiste, compositrice et enseignante, il prit parti pour le
suffrage des femmes, la cause animale, le végétarisme, le socialisme et le
pacifisme. La première guerre mondiale le vit prendre des positions nettes
contre l’engagement militaire. En 1928, il attira l’attention des puristes en
complétant la Symphonie inachevée de
Schubert. Merrick ne cachait pas son attrait pour la musique de son temps. Il
donna en premières anglaises les sonates 2 et 7 de Prokofiev, mais fut aussi le
propagateur de ses compatriotes, comme en témoigne le programme du coffret, qui
nous offre notamment sur les deux premiers CD les trois sonates pour violon et
piano, la Légende et la Ballade de Bax, la Sonate n° 2 de Delius et la Sonate
n° 2 de Rubbra, dévoilant ainsi tout un pan de cette musique anglaise si
méconnue chez nous, gorgée de lyrisme et de réminiscences populaires ou
folkloriques. Il serait trop long de les développer ici, mais il faut signaler
que le copieux livret, destiné exclusivement aux anglophones, reproduit avec
opportunité certaines notices que Merrick avait lui-même écrites pour les 33
Tours originaux.
Vers le CD |
C’est le cas pour le pianiste Frank Merrick et le violoniste Henry Holst qui
font l’objet d’un coffret de 4 CD (NI 8826). Ici, on nage en pleine découverte,
même si Nimbus avait déjà proposé un coffret de 6 CD consacrés à Merrick dans
des œuvres en soliste ou avec orchestre de Bach, Balakirev, Beethoven, Brahms
et quelques autres. La richesse du contenu du présent coffret ouvre bien des
perspectives. L’édition s’inscrit dans une série « Grand Piano » qui
a déjà permis d’entendre des pianistes célèbres du passé, de Busoni à
Paderewski, de Cortot à Friedheim, de Hofman à Grainger. L’Irlandais Franck
Merrick (1886-1981) alla étudier à Vienne avec Thédor Leschetizky, qui avait
été élève de Czerny sur recommandation de Paderewski qui avait reconnu les
talents du jeune virtuose, soliste précoce de concerts à l’âge de neuf ans. En
1906, il présentait la première anglaise du
Le partenaire de Frank Merrick
est le violoniste danois Henry Holst (1899-1991), admis dès ses 14 ans au
Conservatoire de Copenhague où il eut pour professeur le fils du compositeur
Niels Gade et reçut pour le piano et l’harmonie des leçons de Carl Nielsen,
dont il devait plus tard jouer le Concerto
pour violon. Holst eut l’occasion de se produire en concert avec le
Philharmonique de Berlin, que dirigeait alors Wilhelm Furtwängler ; il fit
si forte impression qu’il devint premier violon de la prestigieuse phalange
allemande jusqu’en 1930, date à laquelle il rejoignit l’Angleterre en qualité
de professeur à Manchester. Sa collaboration avec Merrick date de la fin des
années 1950, elle débuta par les sonates de Nielsen. Holst fit beaucoup
d’enregistrements privés, qui se trouvent pour la plupart dans les collections
du British Museum. Mais il existe des gravures du Quintette avec clarinette de Mozart avec le Philharmonia Quartet
(photo de 1947 dans le livret), du Trio
« Dumky » de Dvorák avec Louis Kentner, d’un trio à clavier de
Haydn avec Eileen Joyce, des Zigeunerweisen
de Sarasate ou de concertos de Vaughan Williams ou Mendelssohn (avec
Sargent).
Le coffret Nimbus montre la
complicité réelle qui animait le duo Merrick-Holst en termes de respiration, de
fluidité et de recherche de la beauté du son. Le programme, qui sort vraiment
des sentiers battus, est complété par la complexe Sonate n° 5 et la séduisante Suite
dans le style ancien de Max Reger, la délicate Sonatine de Sibelius (que Holst donna, avant publication, en
première représentation publique en 1921 avec un autre méconnu, son compatriote
Victor Schiöler) et la transcription des Cinq
Mélodies op. 35b de Prokofiev. On découvre encore cinquante minutes
consacrées à un compositeur oublié, le Suédois Fredrick Gunnar de Frumerie
(1908-1987), qui étudia le piano avec Emil von Sauer à Vienne et avec Alfred
Cortot à Paris. On découvre ici ses rares deux sonates, de 1934, révisée en
1962, et de 1944, à l’inspiration romantique et aux accents nordiques. On ne
peut que saluer de telles initiatives qui remettent en lumière des artistes et
des partitions dont il existe peu de références discographiques. Pour Gunnar de
Frumerie, c’est une résurrection, même si l’on trouve quelques-unes de ses
pièces pour piano sous le label Sterling.
Le travail éditorial de ce
coffret Nimbus est exemplaire par l’abondance de sa documentation et l’intérêt
des textes explicatifs. Il rappelle aussi que le souvenir de Frank Merrick a
été poursuivi dans le cadre d’une Société qui porte son nom et qui a produit
des tirages en nombre limité d’enregistrements réalisés par ses soins dans les
années 1960. Certains d’entre eux ont fait l’objet de repiquages sous d’autres
étiquettes, comme Rare Recorded Edition. Ces documents préservés ont servi de
base à la présente édition. Les mélomanes curieux et les collectionneurs se
précipiteront. Ils ne seront pas déçus.
Jean Lacroix