mardi 15 octobre 2019

Ricci, Lympany, Merrick, Holst, ces grands solistes du passé…


Il n’y a pas si longtemps, nous avons salué comme elle le méritait la figure d’Anatole Fistoulari (1907-1995) dans un programme intitulé A Night at the Ballet. D’origine ukrainienne, ce chef d’orchestre a accompli une grande partie de sa carrière en Grande-Bretagne, qui l’a accueilli en qualité de directeur musical du Philharmonique de Londres dès 1943. Gayaneh, dont la célébrissime Danse du sabre, nous entraînent dans une orgie sonore, ce sont les deux concertos de cet autre CD Guild (GHCD 2427) qui sont prioritaires, car ils nous rendent l’art de deux solistes exceptionnels. Khatchaturian, compositeur soviétique d’origine arménienne (1903-1978), a eu entre autres professeurs Miaskowski et Glière, dont l’influence sur son orchestration fastueuse est manifeste. Son Concerto pour violon date de 1940, il a été créé à Moscou par David Oïstrakh auquel il est dédié, et a connu un succès considérable en raison de ses rythmes endiablés et de son dynamisme irrésistible. Le second mouvement Andante sostenuto, très inspiré, se déploie dans un contexte de mélancolie poignante, sur fond de lyrisme douloureux. Oïstrakh en a laissé une version inoubliable avec le compositeur à la direction. Chez Guild, c’est Ruggiero Ricci qui est à la fête. Ce violoniste américain d’origine italienne (1918-2012) jouait déjà avec orchestre à New York à l’âge de onze ans ; Fritz Kreisler fut émerveillé par son jeu. Ricci fit une grande carrière internationale, dans tous les concertos importants du répertoire. Il s’était spécialisé dans les œuvres de Paganini, les difficultés diaboliques des partitions semblaient n’avoir pour lui aucun secret. La longévité de sa carrière est à souligner, il se produisait encore avec beaucoup d’aisance et une technique préservée à l’âge de 75 ans. Son interprétation du Concerto pour violon de Khatchaturian ici gravée est une reprise d’un disque Decca et date des 2 et 3 juin 1956. Dans une prise de son très présente, cest un modèle de contrastes affirmés, de flamboyance de l’archet, d’exotisme brillant et de couleurs chatoyantes. L’Andante est un grand moment d’émotion et de lyrisme. Des esprits chagrins font parfois la moue en taxant le compositeur d’un langage académique convenu, mais l’intensité de l’inspiration mélodique est réelle. Quant à Ruggiero Ricci, il se place au plus haut, aux côtés de David Oïstrakh, Léonid Kogan, Henryk Szeryng ou Lydia Mordkovitch.
Vers le CD
Fistoulari, naturalisé anglais, avait plutôt une vocation de chef invité. C’est ainsi qu’on le retrouva, au fil des ans, à la tête de formations américaines, françaises et, bien entendu, d’Outre-Manche. Le label Guild qui nous offrait un florilège dansé de Tchaïkowski, Gounod, Ponchielli et quelques autres. Ce même label nous donne la possibilité de découvrir Fistoulari dans un répertoire symphonique haut en couleurs, entièrement consacré à Aram Khatchaturian. Si trois extraits du ballet
Nous ne sommes pas au bout de notre plaisir, car ce CD nous rend aussi la version du Concerto pour piano du même Khatchaturian, enregistrée, toujours pour Decca, les 30 octobre et 1er novembre 1952, par Moura Lympany (1916-2005), fabuleuse pianiste qui fut classée en 1938 deuxième Prix du Concours Eugène Ysaÿe (qui a précédé le Concours Reine Elisabeth) derrière Emil Guilels. Cette Anglaise se produisait déjà en concert à l’âge de douze ans. Elle fit, comme Ruggiero Ricci, une grande carrière internationale. Elle comptait à son répertoire plusieurs dizaines de concertos et se fit en plus un devoir de servir les partitions de ses compatriotes parmi lesquels Britten et Delius. Elle a laissé des enregistrements de référence, dont une fabuleuse intégrale des trois concertos de Rachmaninov, qui nous sidèrent encore aujourd’hui par leur engagement, leur technique irréprochable et leur magnétisme. Elle fut la propagatrice en Europe du Concerto pour piano de Khatchaturian, composé en 1936 et créé par Lev Oborin à Moscou l’année suivante. Cette œuvre « développe toute une série de thèmes musicaux d’une grande beauté, particulièrement expressifs et variés de par leur caractère, dont les racines plongent profondément dans les diverses couches de la musique populaire d’Orient. Mâles, ou lyriques et féminins, méditatifs ou ironiques, rappelant une chanson ou une danse, tendres et charmeurs, ou bien fougueux à l’extrême, ces thèmes miroitent, font jouer leurs couleurs insufflant à la musique une extraordinaire vitalité, lui conférant son caractère national et les traits inimitables du style de l’auteur. » (Extrait des Souvenirs de Khatchaturian, avec des textes choisis par Olga Sakharova, Moscou, Editions Radouga, 1983, p. 39-40). Dimitri Chostakovitch estimait que dans ce concerto, la richesse de la virtuosité se confondait avec la profondeur du contenu. Dans la manière de procéder, plus audacieuse que dans le Concerto pour violon, Khatchaturian développe les influences de Liszt, Tchaïkowski, Rachmaninov et Prokofiev en les assimilant à la spécificité de ses élans sonores. L’auditeur est séduit par un univers dans lequel des avalanches de traits, redoutables pour l’interprète, font contraste avec un côté élégiaque. Le créateur Lev Oborin en a laissé une version avec Mrawinski, mais il existe aussi une gravure stupéfiante en termes de maîtrise que l’on doit à William Kapell (avec le Symphonique de Boston dirigé par Koussevitzki), décédé en 1953 dans un accident d’avion, à l’âge de 31 ans. Moura Lympany s’inscrit dans la même ligne que Kapell, elle se joue des difficultés de la partition avec une aisance souveraine, sans négliger toute la saveur de la légèreté lyrique ni des timbres tourbillonnants. Le repiquage de ces disques Decca (Everest pour les extraits de Gayaneh) est excellent. A cette époque, les prises de son étaient souvent exemplaires ; aujourd’hui, elles rendent encore justice aux interprètes. Ce programme, qui met en valeur deux orchestres londoniens, le Philharmonic pour les concertos, et le Symphony pour les compléments, est mené avec vaillance par un Anatole Fistoulari des grands jours, c’est-à-dire plein de fougue et de précision.

Le label anglais Nimbus n’est pas en reste dans le domaine de la mise en valeur du patrimoine de l’histoire de l’enregistrement. Il n’hésite pas à mettre en évidence des solistes dont on ne trouve parfois aucune trace dans Le Nouveau Dictionnaire des Interprètes, un ouvrage collectif réalisé sous la direction d’Alain Pâris, « bible » francophone parue dans la collection Bouquins, chez Laffont, en 2015 (une version complétée de l’édition de 2004), qui, malgré ses plus de 1360 pages, contient d’inévitables lacunes.Concerto pour piano de Dvorák. Il enseigna à partir de 1911, - il fut notamment le professeur d’Alan Rawsthorne - tout en se produisant en récital. Tenté par la composition, il écrivit des œuvres symphoniques, des pièces pour piano, de la musique de chambre et des partitions vocales, s’autorisant même à introduire de l’Esperanto dans des mélodies. Avec sa première épouse, Evelyn Hope Squire, elle aussi pianiste, compositrice et enseignante, il prit parti pour le suffrage des femmes, la cause animale, le végétarisme, le socialisme et le pacifisme. La première guerre mondiale le vit prendre des positions nettes contre l’engagement militaire. En 1928, il attira l’attention des puristes en complétant la Symphonie inachevée de Schubert. Merrick ne cachait pas son attrait pour la musique de son temps. Il donna en premières anglaises les sonates 2 et 7 de Prokofiev, mais fut aussi le propagateur de ses compatriotes, comme en témoigne le programme du coffret, qui nous offre notamment sur les deux premiers CD les trois sonates pour violon et piano, la Légende et la Ballade de Bax, la Sonate n° 2 de Delius et la Sonate n° 2 de Rubbra, dévoilant ainsi tout un pan de cette musique anglaise si méconnue chez nous, gorgée de lyrisme et de réminiscences populaires ou folkloriques. Il serait trop long de les développer ici, mais il faut signaler que le copieux livret, destiné exclusivement aux anglophones, reproduit avec opportunité certaines notices que Merrick avait lui-même écrites pour les 33 Tours originaux.

Vers le CD 
C’est le cas pour le pianiste Frank Merrick et le violoniste Henry Holst qui font l’objet d’un coffret de 4 CD (NI 8826). Ici, on nage en pleine découverte, même si Nimbus avait déjà proposé un coffret de 6 CD consacrés à Merrick dans des œuvres en soliste ou avec orchestre de Bach, Balakirev, Beethoven, Brahms et quelques autres. La richesse du contenu du présent coffret ouvre bien des perspectives. L’édition s’inscrit dans une série « Grand Piano » qui a déjà permis d’entendre des pianistes célèbres du passé, de Busoni à Paderewski, de Cortot à Friedheim, de Hofman à Grainger. L’Irlandais Franck Merrick (1886-1981) alla étudier à Vienne avec Thédor Leschetizky, qui avait été élève de Czerny sur recommandation de Paderewski qui avait reconnu les talents du jeune virtuose, soliste précoce de concerts à l’âge de neuf ans. En 1906, il présentait la première anglaise du
Le partenaire de Frank Merrick est le violoniste danois Henry Holst (1899-1991), admis dès ses 14 ans au Conservatoire de Copenhague où il eut pour professeur le fils du compositeur Niels Gade et reçut pour le piano et l’harmonie des leçons de Carl Nielsen, dont il devait plus tard jouer le Concerto pour violon. Holst eut l’occasion de se produire en concert avec le Philharmonique de Berlin, que dirigeait alors Wilhelm Furtwängler ; il fit si forte impression qu’il devint premier violon de la prestigieuse phalange allemande jusqu’en 1930, date à laquelle il rejoignit l’Angleterre en qualité de professeur à Manchester. Sa collaboration avec Merrick date de la fin des années 1950, elle débuta par les sonates de Nielsen. Holst fit beaucoup d’enregistrements privés, qui se trouvent pour la plupart dans les collections du British Museum. Mais il existe des gravures du Quintette avec clarinette de Mozart avec le Philharmonia Quartet (photo de 1947 dans le livret), du Trio « Dumky » de Dvorák avec Louis Kentner, d’un trio à clavier de Haydn avec Eileen Joyce, des Zigeunerweisen de Sarasate ou de concertos de Vaughan Williams ou Mendelssohn (avec Sargent).
Le coffret Nimbus montre la complicité réelle qui animait le duo Merrick-Holst en termes de respiration, de fluidité et de recherche de la beauté du son. Le programme, qui sort vraiment des sentiers battus, est complété par la complexe Sonate n° 5 et la séduisante Suite dans le style ancien de Max Reger, la délicate Sonatine de Sibelius (que Holst donna, avant publication, en première représentation publique en 1921 avec un autre méconnu, son compatriote Victor Schiöler) et la transcription des Cinq Mélodies op. 35b de Prokofiev. On découvre encore cinquante minutes consacrées à un compositeur oublié, le Suédois Fredrick Gunnar de Frumerie (1908-1987), qui étudia le piano avec Emil von Sauer à Vienne et avec Alfred Cortot à Paris. On découvre ici ses rares deux sonates, de 1934, révisée en 1962, et de 1944, à l’inspiration romantique et aux accents nordiques. On ne peut que saluer de telles initiatives qui remettent en lumière des artistes et des partitions dont il existe peu de références discographiques. Pour Gunnar de Frumerie, c’est une résurrection, même si l’on trouve quelques-unes de ses pièces pour piano sous le label Sterling.

Le travail éditorial de ce coffret Nimbus est exemplaire par l’abondance de sa documentation et l’intérêt des textes explicatifs. Il rappelle aussi que le souvenir de Frank Merrick a été poursuivi dans le cadre d’une Société qui porte son nom et qui a produit des tirages en nombre limité d’enregistrements réalisés par ses soins dans les années 1960. Certains d’entre eux ont fait l’objet de repiquages sous d’autres étiquettes, comme Rare Recorded Edition. Ces documents préservés ont servi de base à la présente édition. Les mélomanes curieux et les collectionneurs se précipiteront. Ils ne seront pas déçus.


Jean Lacroix