mardi 15 octobre 2019

L’archet noble, ardent et raffiné de Lola Bobesco


Nous ne pouvons cacher l’émotion ressentie lorsque nous avons découvert un coffret que vient de publier le label SWR (19067). Sur trois CD, des enregistrements publics de l’immense virtuose du violon que fut Lola Bobesco (1920-2003) sont réunis. Un souvenir personnel nous est alors revenu en mémoire. Dans une autre vie, nous avons été organisateur et programmateur de concerts. Notre joie fut immense de pouvoir accueillir à l’un d’entre eux Madame Lola Bobesco, dont nous tairons l’âge à cette époque ; elle n’aimait pas évoquer sa date de naissance, qui a fait et fait encore l’objet de quelques erreurs, ni le temps qui passe. Nous conservons l’image précieuse de cette apparition de grande classe, vêtue avec élégance, lunettes foncées relevées sur le front (elle nous avoua souffrir des yeux et de la lumière, mais ce geste était une habitude chez elle). Ce soir-là, cette violoniste à la carrière prodigieuse nous fit, au-delà de sa présence, le cadeau d’après concert d’un entretien privé, qui est inscrit au plus profond de notre cœur.
Les mélomanes de la génération actuelle sont-ils conscients de l’importance du parcours musical de Lola Bobesco ? Née le 9 août 1920 en Roumanie, à Craiova, elle est la fille du violoniste et chef d’orchestre Aurel Bobesco qui prend vite conscience de ses capacités et lui offre un instrument adapté dès ses trois ans. Vingt-quatre mois plus tard, elle se produit en public avec aisance. Une bourse que lui offre la reine Marie après un récital lui permet de tenter l’aventure internationale. Elle va étudier à Paris avec Jacques Chailley et Jules Boucherit. Loba Bobesco, qui a vite tiré le maximum de son enseignement, obtient un premier prix en 1934, complété par un prix d’excellence l’année suivante.
Vers le CD

En 1937, le Concours Eugène Ysaÿe, ancêtre du Concours Reine Elisabeth, est mis sur pied à Bruxelles. C’est la première épreuve internationale destinée au violon. Lola Bobesco, qui n’a pas encore dix-sept ans, y participe, face à une concurrence soviétique redoutable. Le vainqueur est David Oïstrakh, qui a 28 ans. Le jury récompense la prestation de Lola Bobesco en lui conférant la place de septième lauréate. Une performance extraordinaire pour cette jeune artiste, dont la sensibilité chaleureuse a été appréciée. La même année, la violoniste se produit aussi en musique de chambre. Ses partenaires ? Pas moins que le violoncelliste Antonio Janigro et le pianiste Dinu Lipatti, qui compose : son Trio est créé par les trois artistes, qui travailleront ensemble quelque temps. Mais la vie est difficile pour la jeune fille : elle est loin de sa famille, elle souffre de la solitude. A Paris où elle réside, elle rencontre le pianiste Jacques Genty (1921-2014) avec lequel elle va former un duo, mais la Seconde Guerre mondiale interrompt leur partenariat.
Une fois Paris libéré, le couple s’installe à Bruxelles, où il se marie. Pour elle, cela signifie l’abandon d’une grande carrière internationale de soliste pour se consacrer en priorité à la musique de chambre. Le mariage va battre de l’aile peu à peu ; après quelques années, le divorce sera prononcé, mais il ne mettra pas fin à la collaboration des deux musiciens, qui formeront un duo pendant plus de trente ans.
Lola Bobesco est une femme d’action, et elle est en avance sur son temps. Elle fonde en 1958 les Solistes de Bruxelles, ensuite nommés Ensemble d’archets Eugène Ysaÿe, dont elle assume la direction pendant une vingtaine d’années. Cet ensemble deviendra l’Orchestre Royal de Chambre de Wallonie. Lola Bobesco est aussi pédagogue : elle enseigne aux Conservatoires de Liège, puis de Bruxelles, de 1962 à 1985. Elle est appelée à siéger parmi le jury du Concours Reine Elisabeth en 1971 et 1993. En 1990, elle fonde le Quatuor Arte del Suono, avec lequel elle enregistre notamment des quatuors de Viotti.
Cette trop brève présentation de la carrière de Lola Bobesco, qui avait pris la nationalité belge, serait incomplète si elle ne s’attardait pas sur sa période japonaise, comme le rappelle la notice (en anglais) du livret du coffret SWR qui nous occupe. Au début des années 1980, elle est invitée au pays du Soleil Levant, où elle reviendra à plusieurs reprises. Lola Bobesco connaît auprès de ce public enthousiaste un succès de star. Les admirateurs locaux de la virtuose vont jusqu’à lui accorder le titre de « beauté éternelle ». Il faut reconnaître que les photographies que l’on possède d’elle montrent une silhouette mince et fine, coiffée avec soin et goût, habillée avec une élégance recherchée. Elle conservera très tard cet air de juvénilité.
Le coffret que propose le label SWR est passionnant à bien des égards. Le monde musical international connaissait le talent de Lola Bobesco et la qualité supérieure de son jeu. En 1957, elle est engagée à Stuttgart, où elle donnera une série de concerts jusqu’en 1961 avec le Sinfonieorchester des Süddeutschen Rundfunks sous la direction de Hans Müller-Kray et le Saarländisches Kammerorchester de Karl Ristenpart. Nous en découvrons un échantillon judicieusement choisi, car il couvre plusieurs aspects de la personnalité musicale de Lola Bobesco. Le Concerto pour violon BWV 1041 de Bach et la Chaconne de Vitali rappellent son amour pour la période baroque. Le Concerto pour piano, violon et orchestre de Johann Baptist Vanhal, ainsi que la Symphonie concertante pour violon, alto et orchestre K. 364 et le Concerto pour violon n° 5 KV 219 de Mozart, affirment sa compréhension profonde de l’univers classique. Pour Vanhal, son partenaire est Jacques Genty ; dans la symphonie concertante de Mozart, c’est l’altiste Giusto Cappone. Tous deux sont attentifs à son jeu poétique ; on sent avec Jacques Genty la complicité d’un duo qui manie depuis longtemps l’art de servir les partitions. Le troisième CD nous fascine à travers le Concerto de Beethoven et le Concerto n° 3 de Saint-Saëns, d’autant plus que dans ce dernier, la prise de son met la soliste très en évidence. L’œuvre de Beethoven était l’une des préférées de la virtuose, son mélange de sonorités imaginatives, de classicisme et d’exigence technique y fait merveille. Quant à Saint-Saëns, il est emporté dans un élan expressif d’une grande liberté, avec ampleur, dans une chaude et caressante sensualité de l’archet. Le caractère de Lola Bobesco s’affirme dans toutes ces approches. Son violon chante et enchante, on ne sait ce qu’il faut admirer le plus : sa spontanéité jaillissante, sa maîtrise, son lyrisme délicat ou son investissement sans failles. Ah, les beaux et radieux témoignages que voilà ! Ils permettent de mieux appréhender le rayonnement magnétique d’une virtuose qui savait ciseler les magnificences et les subtilités de la musique.
Lola Bobesco avait vécu longtemps à Bruxelles, mais elle choisit de finir ses jours dans une maison de retraite où elle est décédée le 4 septembre 2003. Elle a été inhumée au cimetière de Sart-lez-Spa. Si vous passez par là, ne manquez pas d’aller vous recueillir un instant, par respect envers cette artiste exceptionnelle pour laquelle, vous l’aurez compris, notre admiration est complète. Lola Bobesco est inscrite au panthéon des plus grandes violonistes féminines. Si le destin l’avait voulu, elle aurait même pu revendiquer la toute première place.

Jean Lacroix