Après avoir été classé sixième
lauréat du Concours Reine Elisabeth en 2013, le pianiste américain Andrew
Tyson, né en 1986, a remporté à Zurich le Concours Geza Anda en 2015. L’année
précédente, il avait fait son entrée dans l’univers discographique en
enregistrant dans un studio de Berlin, du 3 au 6 janvier 2014, les Préludes de Chopin pour le label Zig-Zag
Territoires (ZZT 347). Un impromptu et trois mazurkas complétaient un programme
qui révélait une familiarité précoce avec l’univers du compositeur polonais.
Tyson y faisait preuve de subtilité et de finesse, dans un contexte qui,
au-delà de la technique expressive, se parait d’une pulsation à l’empreinte
pudique et poétique. Dans une courte note insérée dans le livret, le pianiste
écrivait que « malgré la perfection
méticuleuse de leurs détails, [les Préludes] communiquent à l’auditeur un
affect de convoitise et d’inachèvement ».
Poursuivant sur cette lancée,
pour Alpha Classics cette fois (Alpha 277), Andrew Tyson plongeait en septembre
2016 dans un autre univers, celui des sonates 3 et 10 de Scriabine, jumelées
avec les Miroirs de Ravel, qui
servaient de titre à un CD très attachant. Un couplage peu courant, qui
trouvait sa justification dans la recherche commune de deux compositeurs, nés
respectivement en 1872 et 1875, pour un piano dont les possibilités mélodiques
et harmoniques ouvraient des perspectives sonores nouvelles. Scriabine se
situait dans le prolongement du romantisme lisztien, mais la Sonate n° 3 de 1898 montre sa grande
liberté dans la diversité des sentiments évoqués. Les états d’âme et leur
complexité sont au centre d’un discours au cours duquel, tout au long de quatre
mouvements enflammés, Scriabine plonge avec volupté dans le magma de la
sensibilité humaine, comme le souligne très bien la notice du livret. Sonate n° 10 de 1913, dernière de la
série, elle est le « miroir » conclusif des expériences mystiques que
Scriabine a affrontées. Elle en est la conclusion apaisée, la musique étant
souvent en suspension, en phase de presque immobilité, dans une extase
fascinante dont l’ivresse sonore atteint une sorte d’euphorie. Entre ces deux
sonates de haute élévation, les Miroirs
de Ravel de 1904-1905 apparaissent comme un choix à la fois étonnant et
judicieux. Les préoccupations ravéliennes sont d’un autre ordre que celles de
Scriabine. L’impressionnisme, la poésie, le lyrisme sont de prime abord
descriptives (Oiseaux tristes, Une barque sur l’océan, La vallée des cloches…),
mais elles sont aussi inscrites dans un espace de sentiments et d’évocations
sensibles. L’Alborada del gracioso et
les Noctuelles, autres pièces du
recueil, sont autant de visions effleurées que de reflets d’une intériorité qui
englobe la nature contemplée et l’âme humaine. En associant Scriabine et Ravel
sous l’appellation globale de « Miroirs », Tyson atteint la magie
commune qui les anime. Le pianiste américain arrive à intégrer son monde
esthétique personnel dans les apparentes contradictions des créateurs, en
utilisant les ressources de son jeu, son toucher doux, voire transparent,
jusqu’à la puissance contrôlée, avec le souci permanent d’une sonorité fluide
et un sens des contrastes en recherche de respiration mesurée.
Vers le CD |
Un nouveau CD, toujours chez
Alpha (546), montre avec bonheur la diversité de la palette interprétative de
Tyson. Quatre sonates de Scarlatti, les Paisajes
de Mompou, le premier Livre d’Iberia
d’Albéniz et la Sonate D. 664 de
Schubert sont à l’affiche d’un disque intitulé Landscapes (Paysages), accompagné d’un texte de présentation de la
plume du pianiste qui évoque sa découverte, dans le parc national Ueno de
Tokyo, du Musée national du Japon et la subtilité et le minimalisme de
certaines aquarelles : « La
construction de ce disque s’est faite aussi spontanément que ma promenade dans
le parc de Tokyo. Les œuvres que j’y ai incluses proviennent de différents
programmes et projets de récitals que j’ai donnés au cours des dernières
années : elles représentent autant un document sur ma vie depuis mon
disque précédent qu’elles incarnent une idée d’ensemble cohérente. ».
Cette confidence de Tyson est éclairante, car elle indique chez lui une volonté
de continuité dans son parcours sonore, marqué par des choix mûris qui
correspondent à des appels intérieurs.
Vers le CD |
Ce nouvel enregistrement de mars 2019
s’inscrit dans la logique des Miroirs de
2016. On relève une sorte de mystique personnelle en recherche chez ce pianiste
qui construit peu à peu un répertoire discographique faisant appel avant tout à
l’intensité et à la profondeur, à la mesure, au tact et au goût, sans
tape-à-l’œil. Le présent CD Alpha est orné de sonates de Scarlatti, un
compositeur que Tyson, après avoir rappelé qu’il a en écrit cinq cent
cinquante-cinq pour les cours du Portugal et d’Espagne, considère « presque comme un peintre de paysage variant
le même sujet ». Dans l’ordre, on entend en alternance Scarlatti,
Mompou, Scarlatti, Schubert, Scarlatti, Albéniz, Scarlatti. Pour ce dernier,
Tyson explique qu’à son avis, lorsque sont jouées au piano des pièces de ce
musicien né à Naples en 1685 (la même année que Bach), il convient d’« exploiter toutes les ressources de
l’instrument moderne, en utilisant pleinement ses pédales et ses possibilités
de couleurs sonores ». A l’appui de ses dires, Tyson use d’un
arrangement de Tausig dans le Capriccio de
la K. 20, révélant la quintessence et
l’intrinsèque diversité interprétative que l’on trouve tout autant dans les K.
9, 96 et 322. Federico Mompou, dont la réputation d’intimisme se confirme dans
des œuvres d’une grande économie de moyens et d’un charme délicat, est servi
par les Paisajes composés entre 1942
et 1947, puis en 1960. Ils évoquent des émotions espagnoles : une
fontaine, une cloche, un lac ou des charriots, dans un climat presque ascétique
aux sonorités diaphanes. Dans le premier Livre d’Iberia d’Albéniz, on succombe aux peintures musicales régionales.
Catalan comme Mompou, il s’attarde notamment à la Fête-Dieu à Séville dans une
débauche de couleurs, de liesse et de lumières éclatantes ; tout respire
le folklore porté à incandescence. Tyson arrive à recréer pour ces deux
compositeurs de même origine l’atmosphère feutrée du premier comme les aspects
festifs du second. Sa capacité d’adaptation culmine toutefois dans la Sonate en la majeur D. 664 de Schubert,
dont la présence pourrait surprendre dans ce récital. Cette partition de
jeunesse a été écrite pendant l’été de 1819 lors d’un séjour de vacances en
Haute-Autriche, à Steyr. Schubert y fait la connaissance, chez l’un de ses hôtes,
de la fille de ce dernier, Joséphine von Koller, pour laquelle il compose cette
oeuvre séduisante, pleine de paysages pastoraux, simple de forme et de contenu,
d’une grande fraîcheur inventive. Tyson l’interprète comme il l’imagine :
une sorte de promenade lyrique et joyeuse « avec ses soupirs musicaux et sa langueur presque méditative ».
Une version tout à fait en concordance avec le projet du programme concocté par
le pianiste.
On ne jouera pas ici au jeu des
comparaisons discographiques pour chacune des partitions ; il n’aurait
guère de sens dans ce qui apparaît comme un moment de l’évolution d’un artiste
de talent qui révèle des capacités d’originalité et de réflexion musicale mises
au service de sa belle technique, transcendée par sa sensibilité. Andrew Tyson avoue dans le texte du livret que
Messiaen est l’un de ses compositeurs préférés. L’un de ses prochains CD lui
sera-t-il consacré ? Nous n’en serions pas étonné, il y a des affinités
qui ne trompent pas…
Jean Lacroix