La parution presque simultanée
d’enregistrements de partitions inspirées de deux récits mythologiques que l’on
retrouve dans les Métamorphoses
d’Ovide nous donne l’occasion d’admirer l’art narratif de trois compositeurs.
Parmi les personnages qui interviennent chez ce poète qui vécut au moment de la
naissance de l’Empire romain, Phaéton et Pygmalion ont été utilisés par maints
artistes.
Phaéton est considéré comme le
fils du Dieu Soleil auquel, suite à un défi, il emprunte son char solaire.
Après en avoir perdu le contrôle, il met le feu au ciel et à la terre. Pour
punir ses excès, il est foudroyé par Jupiter. Des écrivains comme Eschyle,
Platon, Aristote, Cicéron ou Sénèque en font mention dans leurs œuvres. Sur
cette trame dramatique, Jean-Baptiste Lully (1632-1687) a construit une
tragédie lyrique en cinq actes avec prologue sur un livret de son collaborateur
Philippe Quinault ; la création eut lieu
le 6 janvier 1683 à Versailles. Ce thème sera exploité plus tard par
Saint-Saëns dans son Phaéton de 1873,
l’un de ses poèmes symphoniques les plus inspirés, et Britten le traduira, pour
hautbois solo, dans ses Six Métamorphoses
d’Ovide de 1951. Après d’autres merveilles déjà saluées, le label Château
de Versailles (CVS015) publie, en un album généreux d’un DVD et de deux CD
réunis, une représentation publique du spectacle filmé en juin 2018 à l’Opéra
Royal du Château de Versailles. L’intrigue de Quinault/Lully est plus développée
que l’issue tragique finale, qui se place à la fin de l’acte V. Le résumé du
livret nous apprend qu’elle fait intervenir des personnages comme la déesse de
la justice Astrée qui rêve à un retour de l’âge d’or utopique, Saturne qui
« déclare un nouvel âge de paix et
de bonheur et annonce la venue d’un héros », Protée le devin qui
prédit la mort brutale de Phaéton à sa mère Climène, et quelques autres rôles
qui tissent la toile d’une action évoquant les rapports entre l’amour et le
pouvoir. Le côté merveilleux est présent et renforce l’image symbolique d’un
scénario qui fait glisser certains commentateurs vers l’idée que cette tragédie
lyrique de Lully est un écho de l’élimination du Surintendant Fouquet dont le
Roi Soleil n’avait pas admis les fastes ni la morgue.
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Le livret en trois langues
(français, anglais, allemand) contient un entretien avec Vincent Dumestre, le
directeur musical du Poème Harmonique, qui officie à la tête de ce dernier
ensemble et du Chœur et Orchestre musicAeterna. Dumestre souligne notamment le
fait que la partition « s’inscrit
dans un mouvement d’évolution de l’écriture de Lully que l’on peut décrire
comme une « seconda prattica » et qu’il « donne plus de relief à l’écriture
orchestrale qui ne se contente pas de soutenir les passages dansés ».
Dans un autre entretien, le metteur en scène Bernard Lazare, qui s’est signalé
dans des productions de Landi, Cavalli, Haendel, Massenet, Debussy, Richard
Strauss et déjà dans le Cadmus et
Hermione de Lully, précise que Phaéton
salue l’installation de la Cour à Versailles, mais confirme aussi le fait que
ce lieu grandiose est le théâtre du pouvoir : « Louis XIV, en donnant un spectacle à Versailles, ouvre un théâtre dans
le théâtre, action si chère à l’opéra baroque. […] A chaque acte, c’est le
pouvoir du théâtre qui est en jeu, sa capacité à se faire théâtre du pouvoir,
et ainsi faire exister ce pouvoir dans les esprits. Louis XIV n’a pas été le
premier ni le dernier à s’en rendre compte et à chercher à maîtriser cette
production de représentations efficaces. Le message est universel et
intemporel. »
Cet indispensable message
politique étant défini, reste la musique, une pure merveille gorgée de vie,
avec des couleurs enchanteresses, des nuances harmoniques d’une grande finesse,
le bouillonnement d’une action bien
menée, et un travail équilibré sur les voix. Le tout est servi par un
plateau de haut vol d’une dizaine de solistes, parmi lesquels nous épinglerons,
dans le rôle de Phaéton, Mathias Vidal, fringant dans sa quarantaine toujours
juvénile, Victoire Bunel dont l’expressivité sensible nous charme, Eva Zaïcik
(Deuxième Prix du Concours Reine Elisabeth de chant 2018), dont la carrière se
développe de plus en plus et qui sait combiner réserve et ornementation, ou
encore Léa Trommenschlager en Climène, qui impressionne par la qualité d’un
timbre se déployant avec clarté et aisance.
Cette co-production avec l’Opéra russe de Perm, ville de
l’Oural, est donc proposée en CD et en DVD, une belle initiative que l’on
saluera. La version filmée ne rend sans doute pas tout à fait justice au
spectacle, dans la mesure où des moments fort sombres apparaissent, avec des
prises de vue effectuées parfois de trop loin. On découvre des décors et des
costumes à la fois majestueux et sobres, dans un mélange d’époques et de lieux,
qui trouvent leur sens dans les images d’archives du vidéaste Yann Chapotel,
qui reproduisent notamment des scènes de foules ou des parades militaires. Les
moments dansés ne le sont pas (la Ronde des Heures de l’acte IV est un peu escamotée),
c’est l’image qui prend leur place. Nous avouons ne pas toujours être séduit
par ces dispositifs, bien que les évocations « solaires » soient
réussies et spectaculaires. Leur rendu devait avoir sans doute plus d’impact en
salle. On aurait aussi gagné à pouvoir lire des sous-titres français, puisque
le texte ne figure pas dans le livret.
Même si les chanteurs s’appliquent au niveau de la prononciation, tout
n’est pas audible. Malgré ses réserves, l’apport du DVD ajoute du tonus à la
musique de Lully, sublimement menée par Vincent Dumestre et tous les
protagonistes ; c’est elle en fin de compte qui sort victorieuse de cette
aventure, résultat d’un travail mené avec rigueur. Au moment où l’on fête les
vingt ans au disque du Poème Harmonique, anniversaire dont nous reparlerons,
c’est une nouvelle pierre blanche à ajouter à l’actif de cette phalange de haut
niveau et à son animateur. Sur le plan discographique, Dumestre vient
s’inscrire aux côtés du découvreur Minkowski avec les Musiciens du Louvre en
1993 et de Rousset avec les Talents Lyriques en 2013. Voilà désormais un beau
trio de références, synonymes d’enchantement.
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Autre thème connu, celui de Pygmalion, le sculpteur
amoureux de la statue d’ivoire Galathée qu’il a construite de ses mains. La
déesse Aphrodite, touchée par la prière de l’artiste qui s’adresse à elle,
accepte de lui donner vie. Le jour de la fête de Pygmalion, la statue prend
forme humaine et le couple se marie. Cette touchante aventure, que l’on
découvre aussi dans les Métamorphoses
d’Ovide, a inspiré bien des artistes : La Fontaine, Rousseau, Mérimée,
Balzac, Simone de Beauvoir, Jean Ray et quelques autres, les peintres Girodet
ou Delvaux, mais Bernard Shaw, dans une pièce dont on tirera une comédie
musicale, puis le film My fair Lady.
Victor Massé composera en 1852 un opéra-comique intitulé Galathée ; quant à Franz von Suppé, il en tirera une opérette
en un acte, créée en 1865 à Berlin puis à Vienne, dont la brillante ouverture
est encore souvent jouée en prologue de concerts divertissants.
Un tel sujet tenta Jean-Philippe Rameau (1683-1764), qui
en fit un acte de ballet créé à l’Opéra de Paris en août 1847. Un CD Ramée (RAM
1809) nous fait plonger dans son univers féerique, divertissant, riche en
harmonies et en délicatesse, d’une durée d’une bonne quarantaine de minutes. Le
rôle de Pygmalion est chanté par Philippe Gagné dont on admire la capacité
expressive et l’intensité qu’il insuffle à son personnage. La distribution est
complétée par des voix féminines (Morgane Heyse en Galathée, Caroline Weynants
et Liselot De Wilde), parfaitement en place, et un chœur aux interventions
réduites, mais convaincantes. On baigne dans un univers coloré, plein de
saveurs musicales, et la conjonction de deux formes différentes, opéra et ballet,
est un véritable plaisir pour l’oreille, d’autant plus que la diction des
protagonistes est de qualité.
En complément de Rameau, ce CD Ramée propose une autre
vision du mythe de Pygmalion et Galathée, celle de Georg Anton Benda qui a
concocté en 1779 un monodrame d’une durée d’un peu moins d’une demi-heure, sur
un livret de Friedrich Wilhelm Gotter, d’après Jean-Jacques Rousseau. Le poète
allemand Gotter, né à Gotha (1746-1797), avait fait à Wetzlar la connaissance
de Goethe avec lequel il se lia, avant d’obtenir un poste dans la chancellerie
de sa ville natale. Il connaissait le théâtre français, ayant accompli un
voyage à Lyon. Benda, né en Bohème (1722-1795) dans une famille de musiciens,
fit une grande partie de sa carrière en Prusse, puis à Hambourg avant de tenter
l’aventure de Vienne et de s’installer finalement non loin de Gotha, à
Köstritz, une cité de Thuringe, où Heinrich Schütz avait vu le jour en 1585. A
plusieurs reprises, il composa des monodrames, des récitatifs parlés que
l’orchestre accompagne. C’est le cas de l’œuvre consacrée à Pygmalion, qui,
probablement écrite à Vienne, aurait été créée à Gotha en 1779. L’auditeur peut
suivre dans le livret la traduction française du texte, récité avec finesse par
le baryton-basse Norman D. Patzke, qui se désole de constater que la statue
confectionnée avec amour est d’une beauté qui le trouble mais demeure si
froide entre ses doigts. Le miracle s’accomplit lorsque Galathée prend vie
(elle n’a droit qu’à trois très brèves interventions parlées). Benda enrobe sa
partition d’un effet dramatique bien contrôlé, dans un climat émotionnel
efficace, dont Mozart se souviendra lorsqu’il se lancera dans ses
chefs-d’œuvre, L’Enlèvement au sérail et
La Flûte enchantée. On se laisse bercer par les rêves éveillés de Pygmalion
en proie à ses fantasmes et à ses désirs qui seront exaucés. Il faut saluer le
fait que la mise en miroir des partitions de Rameau et de Benda « apporte de nouvelles perspectives sur
l’œuvre d’Ovide », ainsi que le souligne la notice du livret. Cela
nous vaut un superbe CD mené de main de maître par l’Apotheosis Orchestra sous
la direction de Korneel Bernolet, dont on lira avec intérêt les commentaires
complémentaires. Professeur de clavecin au Conservatoire royal d’Anvers,
Bernolet se produit en récital, mais il est aussi assistant de Christophe
Rousset pour les Talents Lyriques et de Jos van Immerseel pour Anima Eterna.
L’excellente prise de son de ce délicieux CD a été réalisée lors d’un
enregistrement effectué aux Dada Studios de Bruxelles en novembre 2018.
Jean
Lacroix