mardi 15 octobre 2019

Quand Ovide inspire Lully, Rameau et Benda


La parution presque simultanée d’enregistrements de partitions inspirées de deux récits mythologiques que l’on retrouve dans les Métamorphoses d’Ovide nous donne l’occasion d’admirer l’art narratif de trois compositeurs. Parmi les personnages qui interviennent chez ce poète qui vécut au moment de la naissance de l’Empire romain, Phaéton et Pygmalion ont été utilisés par maints artistes.
Phaéton est considéré comme le fils du Dieu Soleil auquel, suite à un défi, il emprunte son char solaire. Après en avoir perdu le contrôle, il met le feu au ciel et à la terre. Pour punir ses excès, il est foudroyé par Jupiter. Des écrivains comme Eschyle, Platon, Aristote, Cicéron ou Sénèque en font mention dans leurs œuvres. Sur cette trame dramatique, Jean-Baptiste Lully (1632-1687) a construit une tragédie lyrique en cinq actes avec prologue sur un livret de son collaborateur Philippe Quinault ; la création eut lieu  le 6 janvier 1683 à Versailles. Ce thème sera exploité plus tard par Saint-Saëns dans son Phaéton de 1873, l’un de ses poèmes symphoniques les plus inspirés, et Britten le traduira, pour hautbois solo, dans ses Six Métamorphoses d’Ovide de 1951. Après d’autres merveilles déjà saluées, le label Château de Versailles (CVS015) publie, en un album généreux d’un DVD et de deux CD réunis, une représentation publique du spectacle filmé en juin 2018 à l’Opéra Royal du Château de Versailles. L’intrigue de Quinault/Lully est plus développée que l’issue tragique finale, qui se place à la fin de l’acte V. Le résumé du livret nous apprend qu’elle fait intervenir des personnages comme la déesse de la justice Astrée qui rêve à un retour de l’âge d’or utopique, Saturne qui « déclare un nouvel âge de paix et de bonheur et annonce la venue d’un héros », Protée le devin qui prédit la mort brutale de Phaéton à sa mère Climène, et quelques autres rôles qui tissent la toile d’une action évoquant les rapports entre l’amour et le pouvoir. Le côté merveilleux est présent et renforce l’image symbolique d’un scénario qui fait glisser certains commentateurs vers l’idée que cette tragédie lyrique de Lully est un écho de l’élimination du Surintendant Fouquet dont le Roi Soleil n’avait pas admis les fastes ni la morgue. 
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Le livret en trois langues (français, anglais, allemand) contient un entretien avec Vincent Dumestre, le directeur musical du Poème Harmonique, qui officie à la tête de ce dernier ensemble et du Chœur et Orchestre musicAeterna. Dumestre souligne notamment le fait que la partition « s’inscrit dans un mouvement d’évolution de l’écriture de Lully que l’on peut décrire comme une « seconda prattica » et qu’il « donne plus de relief à l’écriture orchestrale qui ne se contente pas de soutenir les passages dansés ». Dans un autre entretien, le metteur en scène Bernard Lazare, qui s’est signalé dans des productions de Landi, Cavalli, Haendel, Massenet, Debussy, Richard Strauss et déjà dans le Cadmus et Hermione de Lully, précise que Phaéton salue l’installation de la Cour à Versailles, mais confirme aussi le fait que ce lieu grandiose est le théâtre du pouvoir : « Louis XIV, en donnant un spectacle à Versailles, ouvre un théâtre dans le théâtre, action si chère à l’opéra baroque. […] A chaque acte, c’est le pouvoir du théâtre qui est en jeu, sa capacité à se faire théâtre du pouvoir, et ainsi faire exister ce pouvoir dans les esprits. Louis XIV n’a pas été le premier ni le dernier à s’en rendre compte et à chercher à maîtriser cette production de représentations efficaces. Le message est universel et intemporel. »
Cet indispensable message politique étant défini, reste la musique, une pure merveille gorgée de vie, avec des couleurs enchanteresses, des nuances harmoniques d’une grande finesse, le bouillonnement d’une action bien  menée, et un travail équilibré sur les voix. Le tout est servi par un plateau de haut vol d’une dizaine de solistes, parmi lesquels nous épinglerons, dans le rôle de Phaéton, Mathias Vidal, fringant dans sa quarantaine toujours juvénile, Victoire Bunel dont l’expressivité sensible nous charme, Eva Zaïcik (Deuxième Prix du Concours Reine Elisabeth de chant 2018), dont la carrière se développe de plus en plus et qui sait combiner réserve et ornementation, ou encore Léa Trommenschlager en Climène, qui impressionne par la qualité d’un timbre se déployant avec clarté et aisance.
Cette co-production avec l’Opéra russe de Perm, ville de l’Oural, est donc proposée en CD et en DVD, une belle initiative que l’on saluera. La version filmée ne rend sans doute pas tout à fait justice au spectacle, dans la mesure où des moments fort sombres apparaissent, avec des prises de vue effectuées parfois de trop loin. On découvre des décors et des costumes à la fois majestueux et sobres, dans un mélange d’époques et de lieux, qui trouvent leur sens dans les images d’archives du vidéaste Yann Chapotel, qui reproduisent notamment des scènes de foules ou des parades militaires. Les moments dansés ne le sont pas (la Ronde des Heures de l’acte IV est un peu escamotée), c’est l’image qui prend leur place. Nous avouons ne pas toujours être séduit par ces dispositifs, bien que les évocations « solaires » soient réussies et spectaculaires. Leur rendu devait avoir sans doute plus d’impact en salle. On aurait aussi gagné à pouvoir lire des sous-titres français, puisque le texte ne figure pas dans le livret.  Même si les chanteurs s’appliquent au niveau de la prononciation, tout n’est pas audible. Malgré ses réserves, l’apport du DVD ajoute du tonus à la musique de Lully, sublimement menée par Vincent Dumestre et tous les protagonistes ; c’est elle en fin de compte qui sort victorieuse de cette aventure, résultat d’un travail mené avec rigueur. Au moment où l’on fête les vingt ans au disque du Poème Harmonique, anniversaire dont nous reparlerons, c’est une nouvelle pierre blanche à ajouter à l’actif de cette phalange de haut niveau et à son animateur. Sur le plan discographique, Dumestre vient s’inscrire aux côtés du découvreur Minkowski avec les Musiciens du Louvre en 1993 et de Rousset avec les Talents Lyriques en 2013. Voilà désormais un beau trio de références, synonymes d’enchantement.  

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Autre thème connu, celui de Pygmalion, le sculpteur amoureux de la statue d’ivoire Galathée qu’il a construite de ses mains. La déesse Aphrodite, touchée par la prière de l’artiste qui s’adresse à elle, accepte de lui donner vie. Le jour de la fête de Pygmalion, la statue prend forme humaine et le couple se marie. Cette touchante aventure, que l’on découvre aussi dans les Métamorphoses d’Ovide, a inspiré bien des artistes : La Fontaine, Rousseau, Mérimée, Balzac, Simone de Beauvoir, Jean Ray et quelques autres, les peintres Girodet ou Delvaux, mais Bernard Shaw, dans une pièce dont on tirera une comédie musicale, puis le film My fair Lady. Victor Massé composera en 1852 un opéra-comique intitulé Galathée ; quant à Franz von Suppé, il en tirera une opérette en un acte, créée en 1865 à Berlin puis à Vienne, dont la brillante ouverture est encore souvent jouée en prologue de concerts divertissants.
Un tel sujet tenta Jean-Philippe Rameau (1683-1764), qui en fit un acte de ballet créé à l’Opéra de Paris en août 1847. Un CD Ramée (RAM 1809) nous fait plonger dans son univers féerique, divertissant, riche en harmonies et en délicatesse, d’une durée d’une bonne quarantaine de minutes. Le rôle de Pygmalion est chanté par Philippe Gagné dont on admire la capacité expressive et l’intensité qu’il insuffle à son personnage. La distribution est complétée par des voix féminines (Morgane Heyse en Galathée, Caroline Weynants et Liselot De Wilde), parfaitement en place, et un chœur aux interventions réduites, mais convaincantes. On baigne dans un univers coloré, plein de saveurs musicales, et la conjonction de deux formes différentes, opéra et ballet, est un véritable plaisir pour l’oreille, d’autant plus que la diction des protagonistes est de qualité.
En complément de Rameau, ce CD Ramée propose une autre vision du mythe de Pygmalion et Galathée, celle de Georg Anton Benda qui a concocté en 1779 un monodrame d’une durée d’un peu moins d’une demi-heure, sur un livret de Friedrich Wilhelm Gotter, d’après Jean-Jacques Rousseau. Le poète allemand Gotter, né à Gotha (1746-1797), avait fait à Wetzlar la connaissance de Goethe avec lequel il se lia, avant d’obtenir un poste dans la chancellerie de sa ville natale. Il connaissait le théâtre français, ayant accompli un voyage à Lyon. Benda, né en Bohème (1722-1795) dans une famille de musiciens, fit une grande partie de sa carrière en Prusse, puis à Hambourg avant de tenter l’aventure de Vienne et de s’installer finalement non loin de Gotha, à Köstritz, une cité de Thuringe, où Heinrich Schütz avait vu le jour en 1585. A plusieurs reprises, il composa des monodrames, des récitatifs parlés que l’orchestre accompagne. C’est le cas de l’œuvre consacrée à Pygmalion, qui, probablement écrite à Vienne, aurait été créée à Gotha en 1779. L’auditeur peut suivre dans le livret la traduction française du texte, récité avec finesse par le baryton-basse Norman D. Patzke, qui se désole de constater que la statue confectionnée avec amour est d’une beauté qui le trouble mais demeure si froide entre ses doigts. Le miracle s’accomplit lorsque Galathée prend vie (elle n’a droit qu’à trois très brèves interventions parlées). Benda enrobe sa partition d’un effet dramatique bien contrôlé, dans un climat émotionnel efficace, dont Mozart se souviendra lorsqu’il se lancera dans ses chefs-d’œuvre, L’Enlèvement au sérail et La Flûte enchantée. On se laisse bercer par les rêves éveillés de Pygmalion en proie à ses fantasmes et à ses désirs qui seront exaucés. Il faut saluer le fait que la mise en miroir des partitions de Rameau et de Benda « apporte de nouvelles perspectives sur l’œuvre d’Ovide », ainsi que le souligne la notice du livret. Cela nous vaut un superbe CD mené de main de maître par l’Apotheosis Orchestra sous la direction de Korneel Bernolet, dont on lira avec intérêt les commentaires complémentaires. Professeur de clavecin au Conservatoire royal d’Anvers, Bernolet se produit en récital, mais il est aussi assistant de Christophe Rousset pour les Talents Lyriques et de Jos van Immerseel pour Anima Eterna. L’excellente prise de son de ce délicieux CD a été réalisée lors d’un enregistrement effectué aux Dada Studios de Bruxelles en novembre 2018.


Jean Lacroix