Si les ouvertures de Carl Maria von Weber, ses deux
symphonies, ses concertos pour piano, clarinette ou basson, et une grande
partie de sa musique de chambre, de ses pièces pour piano et de ses lieder ont
fait l’objet d’enregistrements qui lui rendent justice, on ne peut en dire
autant de ses opéras. Der Freyschütz et
Obéron n’ont pas été oubliés,
rétorquerez-vous, c’est vrai, en particulier le premier nommé dont il existe
une splendide version historique avec Furtwängler, deux autres avec Keilberth
(et Elisabeth Grümmer) ou Kubelik (avec Hildegard Behrens) et encore une,
miraculeuse, avec Carlos Kleiber à la tête de la Staatskapelle de Dresde et un
plateau de rêve : Janowitz, Mathis, Schreier… Obéron a été bien servi par Kubelik, encore une fois (avec Nilsson
et Domingo), et, à un degré moindre, par Conlon. On peut même ajouter que le
petit bijou qu’est Abu Hassan a
bénéficié de la voix somptueuse de Schwarzkopf sous la baguette de Leopold
Ludwig. Quant à Euryanthe, grâce à
Marek Janowski, à la tête de la toujours impliquée Staatskapelle de Dresde,
elle a connu un plateau impérial : Jessye Norman, Nicolai Gedda, Tom
Krause, Siegfried Vogel.
Tout cela est bel et bien, mais Weber, dont l’existence
brève (1786-1826) fut placée sous la pratique de la direction théâtrale et
musicale à Breslau dès ses 17 ans (!), à Prague et à Dresde, puis marquée du
sceau de la tuberculose qui le vit succomber à Londres peu après la création
dans la capitale anglaise de son Obéron
qui y connut un énorme succès, est l’auteur d’une dizaine d’opéras à la fortune
diverse. L’un a été détruit, deux autres n’existent plus que sous forme de
fragments, l’inachevé Die drei Pintos
a été complété par Mahler. Restent, sauf oubli, Silvana, enregistré pour Marco Polo par Gerhard Markson et pour CPO
par Ulf Schirmer, et Peter Schmoll und
seine Nachbarn (« et ses voisins »), lui aussi servi par un peu
emballant Markson avec le Hagen Philharmonic Orchestra en 1993. Tout cela ne
fait pas une bien grande moisson de références, Weber mérite vraiment mieux, vu
son importance dans le paysage musical romantique du début du XIXe siècle. Ô
surprise bienvenue : le label Capriccio publie coup sur coup des
enregistrements d’Euryanthe (C5373) et de Peter
Schmoll (C5376), captés sur le vif en décembre 2018, puis en janvier 2019,
au Theater der Wien.
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C’est avec une curiosité gourmande que l’on accueille la
représentation publique du second nommé, donnée par l’Orchestre symphonique de
la Radio de Vienne sous la direction distinguée de Roberto Paternostro, qui fut
assistant de Karajan avant de pratiquer à Cassel, à Württemberg ou à la tête de
l’Orchestre de chambre d’Israël, et de se produire dans de nombreuses maisons
d’opéras. Lorsqu’il compose sa partition en 1801, Weber a à peine quinze ans et
compte déjà son actif deux autres oeuvres lyriques dont il ne reste guère de
traces. On constate cependant dans Peter
Schmoll un sens dramatique naissant, une expressivité, un souci de
l’équilibre harmonique et une effusion qui annoncent le futur. Construit sur un
livret en deux actes (d’une courte durée de 80 minutes) d’après un récit de
Carl Gottlob Cramer (1758-1817), romancier saxon prolifique, ce singspiel a
connu quelques péripéties en ce qui concerne le texte, les parties parlées
étant perdues. L’intrigue est assez confuse, nous ne nous hasarderons pas à la
raconter en détail. Il y est question de disparitions et de retrouvailles,
d’une aventure amoureuse et de guérison miraculeuse par un vieillard, le tout
sur fond de réfugiés de la Révolution française. Ce trop bref résumé ne rend
pas vraiment compte du sentiment de la nature qui traverse l’œuvre, ni d’une
timide approche du merveilleux qui sera bien présent dans les partitions
ultérieures. L’histoire a en fin de compte peu d’importance, d’autant plus que,
si vous ne pratiquez pas l’allemand, mieux vaut vous laisser bercer par la
musique et le chant, le livret ne proposant le texte que dans la langue de
Goethe. Weber trousse l’action avec finesse et qualité d’invention avec un
traitement pittoresque de l’emploi de certains instruments, le piccolo et le
basson par exemple, dans une atmosphère assez chambriste que l’interprétation
souligne à merveille. Le plateau sert la partition comme il le faut, avec cette
application talentueuse que les chanteurs germaniques mettent dans ce type de
résurrection. A cet égard, la basse Paul Martin Edelmann, qui a travaillé
notamment avec Harnoncourt, Maazel ou Plasson, a les accents nobles qui
conviennent dans le rôle du héros dont l’opéra porte le nom. Les autres
protagonistes, Thorsten Grümbel, Sebastian Kohlhepp et Christoph Seidl, mais
aussi la soprano russe Ilona Revolskaya, sont en adéquation. Personne n’affirmera
que cet opéra est indispensable dans l’histoire du genre, mais pour qui veut
mieux connaître Carl Maria von Weber, c’est un jalon de son évolution, et à ce
titre, il serait dommage de ne pas lui prêter une oreille attentive.
Euryanthe nous emporte dans une autre dimension, car il s’agit d’un
projet ambitieux, une commande viennoise faite à Weber en 1821, peu de temps
après le succès du Freyschütz à
Berlin. Il s’agit d’un grand opéra romantique en trois actes, dont le livret a
été écrit par Helmina de Chézy (1783-1856), qui signa aussi la pièce oubliée
sur laquelle Schubert composa Rosamunde.
Weber avait fait la connaissance en 1813 de ce personnage excentrique qui avait
épousé en secondes noces un orientaliste et commettait des lieder que le musicien
trouva intéressants. Il la retrouva à Dresde avant de lui demander une
collaboration pour son futur opéra. Dans la biographie qu’il a consacrée à
Weber (Fayard, 1987, p. 323), John Warrack en dévoile la genèse : « Sa trame est celle d’un grand nombre d’histoires
romanesques de l’époque : un mari se vante de la fidélité de sa
femme ; un défi lui est lancé, il croit avoir perdu et prépare une
vengeance à laquelle elle parvient à échapper ; après diverses péripéties,
le traître est démasqué et châtié, et le couple réuni. » L’action se
déroule au temps de la féodalité et de la chevalerie, et cette fois, des
revenants sont présents. Warrack ajoute plus loin que « [ …] ce livret est sans doute de ceux qui ont
essuyé le plus de critiques ; les jugements ont été d’autant plus sévères
que l’on a généralement admis qu’il était l’écueil où était venu s’échouer un
chef-d’œuvre en puissance. Même sous sa forme définitive laborieusement mise au
point, les faiblesses sont évidentes : le sujet est artificiel, la langue
ampoulée, l’intrigue regorge d’incohérences, […] ». (o.c. p. 330).
Personne ne contestera que maints
livrets d’opéras n’ont pas la valeur d’écriture suffisante. On ne niera pas non
plus que certaines intrigues sont tarabiscotées, tirées par les cheveux ou peu
crédibles. Mais ce qui importe, c’est qu’elles servent de tremplin à
l’inspiration d’un compositeur, qui arrive à les magnifier. De ce point de vue,
Euryanthe est une grande réussite,
nous irons même jusqu’à dire que c’est un chef-d’œuvre à placer au même niveau
que le Freyschütz. La musique est
splendide, l’intérêt est constant, la structure est équilibrée, l’écriture de
Weber est subtile, l’introduction du fantastique et du surnaturel est
bienvenue, les voix trouvent le support qui les met en valeur. On se surprend à
ne jamais se laisser distraire au cours de l’audition, tant l’orchestration est
colorée, la mise en place du leitmotiv habile, les scènes décoratives et les
contrastes entre les personnages bien définis. Les chœurs participent à
l’action, ils deviennent un protagoniste à part entière ; celui qui est
dévolu aux chasseurs annonce les grandes envolées que l’on retrouvera chez
Wagner. Dans le premier volume de la magistrale biographie qu’il consacre à
Victor Hugo (Fayard, 2001, p. 654), Jean-Marc Hovasse rapporte une citation du Journal d’Adèle Hugo du 6 septembre 1854
que nous reproduisons (c’est Victor Hugo qui parle) : « Lorsque je vis Paganini pour la première
fois, c’était en 1835 ou en 1836, à une répétition d’un opéra de Weber, Euryanthe. C’est là que j’ai entendu le chœur d’Euryanthe, que je considère comme une des plus belles
choses de la musique. » Hugo poursuit par un savoureux portrait de
Paganini « commandant » l’orchestre, un Paganini qui n’est pas
satisfait des résultats obtenus et fait recommencer la répétition. Le chœur
auquel Hugo fait allusion est selon toute probabilité celui des chasseurs, même
si ce n’est pas précisé. Cela montre en tout cas à quel point le chef-d’œuvre
de Weber pouvait toucher les esprits les plus élevés.
Dans Euryanthe, Weber est au plus haut de son inspiration, ce qui nous
fait encore plus regretter que son décès précoce nous ait sans doute privé
d’autres merveilles. La distribution est à la hauteur de l’aventure. Dans le
rôle d’Euryanthe, la soprano Jacquelyn Wagner, que l’on a pu découvrir en Alice
de Falstaff à l’Opéra de Flandres, en
Arabella à Amsterdam, en Léonore à la Scala de Milan ou en Violetta à Berlin,
et qui a débuté cette année dans Les
Maîtres-Chanteurs de Nuremberg à Salzbourg, est idéale. Elle allie la
noblesse à la fragilité, la beauté vocale à la présence scénique. Stefan Cerny
en Roi Ludwig et Norman Reinhardt en Adolar, Andrew Foster-Williams en Lysiart
et Theresa Kronthaler en Eglantine, sont au diapason, de même que le Chœur
Arnold Schoenberg, dont le métier et les qualités ne sont plus à démontrer.
C’est avec un geste large que le chef allemand Constantin Trinks officie, il
porte le plateau et les chœurs avec la flamme qui convient. On sent qu’il a une
belle expérience dans l’opéra d’Outre-Rhin : il a souvent dirigé Wagner et
Richard Strauss, mais aussi Marschner que l’on peut considérer comme un jalon
entre Weber, qui l’influença, et le compositeur de Tannhäuser. Hélas, trois fois hélas, encore une fois, le livret est
destiné aux seuls germanophones, nous privant ainsi de la possibilité de suivre
l’action de façon précise. Il y a quand même un synopsis, un article explicatif
et de courts portraits des interprètes en anglais, comme dans la présentation
de Peter Schmoll. Mais c’est trop peu !
Quand des firmes internationales cesseront d’oublier le public français, un
grand pas en avant sera fait. Ce ne sera sans doute pas pour tout de suite,
mais ce serait un apport précieux ! Reste un album indispensable de deux
CD qui nous livrent une version incontournable et moderne de ce chef-d’œuvre
absolu qu’est Euryanthe. Il ne faut
pas le manquer, ce serait se priver d’un inestimable joyau.
Jean Lacroix